Quelque chose à la frontière de la matière et de l’esprit…

 

L’homme avançait dans la nuit sans lune. Il connaissait chaque caillou du chemin. Quand il arriva sur le plateau il s’assit sur un rocher et, appuyé sur son bâton, il attendit en regardant les étoiles vers l’est. Il restait immobile car il connaissait ce qu’il était venu voir. Quelques minutes plus tard il posa son bâton et montât sur le rocher où il écartât ses bras, formant une grande croix dans la nuit.

La nuit ? Non. En face de lui un fil blanc ténu se déroulait de l’autre côté de la vallée. Le fil s’épaissit pour mieux dessiner la crête des montagnes. Puis, chassant une à une les étoiles, il se dilua lentement pour blanchir le ciel au-dessus de la crête et réveiller les rochers en dessous. L’homme, toujours les bras en croix, remplit ses poumons et retint son souffle. Il savait qu’à cet instant le bout de ciel blafard allait virer au bleu, pâle d’abord puis de plus en plus intense. Et quand ce bleu l’obligea à plisser ses yeux, l’homme vida ses poumons en criant » Egu, soit le bienvenu ! «. Puis il baissa les bras, sauta du rocher, reprit son bâton et redescendit dans la vallée.

Nous autres gens civilisés, avons oublié que jadis, les sociétés humaines faisaient commencer la journée le soir à la tombée de la nuit. La Genèse dit bien » il y eut un soir, il y eut un matin : premier jour ! » C’est là une façon de penser peu commune puisque c’est reconnaître que la Lumière du jour ne chasse pas la nuit, au contraire, elle recrée le monde chaque matin avec sa complice Obscurité. Cette croyance que les peuples anciens partageaient n’est connue aujourd’hui que par des érudits et quelques contemplatifs qui se lèvent tôt pour assister au lever du jour. Ne souriez pas j’en connaît quelques-uns dont Zigor qui savait que ses ancêtres basques considéraient la Lumière du jour comme une entité mythique et familière qu’ils nommaient Egu. Comprenez que la Lumière du jour ce n’est pas le Soleil, c’est la lueur qui se ravive quotidiennement derrière les montagnes dont elle découpe les crêtes, puis sculpte les roches, révèle la végétation, fait briller les ruisseaux et annonce les grandes lignes des paysages et nous avec. Le soir vers l’océan, alors que le soleil a disparu, la Lumière caresse les falaises et s’offre un linceul d’écume. Zigor m’a appris que pour dessiner un paysage il suffit de montrer la connivence entre la lumière du jour et l’obscurité qui l’accueille. Comprenez-vous pourquoi le noir et le blanc figurent parmi les couleurs primitives, et pourquoi ils accompagneront très tôt les croyances et les rites de l’humanité ?

S’il l’on considère les diverses cultures dont nous sommes redevant, toutes ont été marquées par la lumière qui jaillit de l’obscurité et elles en ont tiré une sagesse rustique où se mêlent l’émerveillement devant ce prodige et l’impérieux désir de le comprendre, l’instinct de survie et une quête de sens. La trace de la dualité jour/nuit est perceptible dans l’histoire des mentalités, des sciences et des arts. Il ne s’agit pas d’un simple symbole, mais plutôt d’une sorte de conscience qui, depuis des millénaires, incite homo sapiens à rester debout pour mesurer le temps, observer le ciel, partager ses émotions. Les religions s’emparèrent de la lumière et de l’obscurité pour en faire un socle et fonder ses croyances et ses rites, mais bien que la religion chrétienne ait combattu l’obscurantisme des temps anciens (la nuit des temps !), nombre de moines et de clercs furent de grands scientifiques. 

La religion chrétienne a propagé une conception de la Lumière qui en fait le cœur même de son enseignement. Le Christ lui-même déclare : » Moi, je suis la lumière du monde. Celui qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres, il aura la lumière de la vie. » Certes, cela explique pourquoi l’obscurité est devenue l’ennemie de la lumière et le diable promu au rang de Prince des ténèbres. Cela a-t-il aboli la dualité lumière/obscurité ? J’en doute, les églises romanes dont les pierres sont chargées de dire l’indicible, sont orientées vers l’est, la lumière naissante laisse à quelques ouvertures étroites de faire entrer parcimonieusement la lumière permettant à l’obscurité de l’édifice de sublimer le moindre rayon lumineux. Aujourd’hui encore ces lieux sacrés dégagent une atmosphère qui parvient à émouvoir croyants et incroyants ne serait-ce que pour des raisons artistiques. La lumière n’agit pas seule, elle doit compter avec la pénombre de l’église et aussi avec ce que les artisans et les artistes placent sur son trajet. Les vitraux ne font pas que porter la lumière à l’intérieur de l’édifice, ils la magnifient. N’est-il pas significatif que ce soient les artistes qui, dans notre monde sécularisé, rappellent que la lumière nous parle, à condition toutefois que l’on accepte l’obscurité d’une chapelle ou d’une âme damnée. 

Ne nous attardons pas sur l’architecture gothique, la mal nommée, dont les constructeurs voulaient que la lumière soit l’élément majeur de ces lieux de culte. Les verrières hautes des églises répandent la lumière tout au long du jour dans une pénombre plus ou moins profonde suivant l’intensité du soleil. Il n’y a pas que les scènes peintes sur le verre qui sont chargées d’instruire les croyants, mais aussi la lumière qui remplit le volume intérieur du monument. C’est tellement vrai que lors de la Réforme protestante, l’Église catholique a délibérément imposé que, des moindres chapelles aux cathédrales, la lumière du jour ne devait plus éblouir les croyants. Les fenêtres du chœur sont occultées pour que les retables baroques soient érigés. L’Église doit imposer son faste orgueilleux. L’or brille partout, sur les autels, les bas-reliefs, les colonnes, les pinacles, les frontons, les pots à feu, les niches et les statues de saints qui s’y trouvent… Dorénavant, la lumière est celle que l’Église édicte sous la forme de dogmes impératifs pour protéger et enseigner la «vraie foi». C’est à une sévère déculturation que se livre l’Église en chassant la lumière du jour, c’est-à-dire en niant la lumière créée par Dieu. De leur côté, les Protestants aménagent leurs temples de façon très sobre pour pratiquer leur culte basé sur la lumière apportée par l’Écriture (la Bible).

Vous vous demandez pourquoi j’aborde un tel sujet ? Sachez que lorsque Zigor m’a montré les tableaux et les sculptures d’une nouvelle exposition, j’ai été frappé de retrouver la dualité lumière/obscurité exprimée avec une force étonnante. Les grands panneaux où le noir faisaient briller le moindre trait blanc, les tableaux que l’artiste appelle vitraux et dont la lumière déploie ses couleurs sans imposer une image ou un symbole, les sculptures aux volumes vibrant entre lumière en ombre… Zigor m’expliquait tout cela avec des mots simples qui montraient que son travail s’alimentait, sans doute depuis longtemps, d’une méditation intense. Je ne sais pas si on peut parler d’un artiste mystique à son sujet, car trop souvent on emploie ce mot pour l’opposer à rationnel. J’ai perçu devant ces œuvres quelque chose qui est à la frontière de la matière et de l’esprit… comme ce que devait ressentir jadis un bâtisseur d’église. L’art n’est pas une religion, mais il permet aux êtres humains d’accueillir en eux l’émotion nécessaire pour que la vie ne soit pas seulement un destin aléatoire mais une aventure unique. C’est d’ailleurs ce que l’on trouve dans la mythologie basque dont Zigor est pétri : les Laminak, petit peuple de la nuit, n’ont pas besoin de soleil pour vivre, ils possèdent une lumière à eux : l’or ! Non pas l’or jaune des retables baroques et des trônes de rois, car les hommes convoitent cet or pour en tirer fortune. Non, les Laminak trouvent un or blanc dans leurs demeures souterraines, c’est un or lumière, celui de la connaissance, de la Sagesse. Les Laminak considèrent que l’or blanc de la sagesse est le seul trésor qu’il faut accumuler au cours d’une vie qui passe comme une étincelle dans un cosmos qui n’est que nuit. Les tableaux et les sculptures que déployait Zigor sous mes yeux disaient la même chose que les Laminak. Zigor ne m’avait parlé que de lumière et les œuvres qu’il m’avait présentées, tableaux et sculptures, constituaient un ensemble cohérent. J’étais impressionné par la joie qui l’habitait lorsqu’il m’expliquait son travail, je devrai dire sa quête. Mais je n’étais pas au bout de mes découvertes…

Zigor m’a montré ses photographies. Du noir et blanc, bien sûr. Nouveau choc. Je ne lui connaissais pas ce talent. Des noirs profonds, des blancs intenses. Beaucoup de paysages que je connaissais et reconnaissais, mais que je découvrais encore plus forts, plus denses mais aussi très rassurants. Des paysages immenses souvent habités par des personnages tout petits ou des oiseaux. Ces photos m’ont beaucoup ému. Je pensai connaître mon pays, c’est lui qui me connaissait. Devant ses grandes images, je ne pensais plus à la lumière dans les églises mais à la lumière dont je vous parlais au début : la lumière qui créé les paysages avant l’apparition du soleil. Une lumière qui fait le Monde avec un tel talent que certains pensent que seul un dieu peut l’éclairer ainsi. J’étais happé par les photos de Zigor et j’ai crû, ô sacrilège, que moi aussi j’étais un dieu. Mais je ne suis qu’une étincelle.

 

Claude Labat