ZIGOR : LA DÉCLIVITÉ DES OMBRES

D’où vient l’ombre se demande le photographe ? Réponse : de la lumière bien sûr. Où sont les filtres naturels ? Réponse, dans les nuages qui en dosent l’intensité. Le photographe le sait, son œil le sait, ce qu’il nous montre, c’est ce qu’il voit et il voit comme il vit les lieux qu’il arpente depuis toujours, selon la pente. Nous nous en tiendrons d’abord à la montagne.

Soyez attentifs car on n’entre dans le monde de Zigor qu’à pas lents dans un paysage de brume aux ciels mouillés, aux pentes abruptes ou douces léchées par un rayon de soleil parmi lesquelles parfois, une petite tache blanche au loin signale quelque maison de berger. La clé de la lecture de ces paysages en est le « dévoilement », quelque chose de simple, qui se donne à voir en se retirant, jamais d’un seul coup. Cela demande de l’accoutumance, le ciel change souvent. Il faut apprendre à voir.

Voir quoi ? L’inerte et le vivant, la montagne comme le troupeau, cela est nécessaire pour saisir la parenté qu’il y a entre le pelage des bêtes et la peau des massifs, cette herbe douce qui accroche à peine la lumière dans le soleil qui se lève . Oserait-on parler d’apparition ? Sans doute. Voilà des termes religieux : dévoilement, apparition, certes, rien d’étonnant que Zigor s’intéresse aussi à ces solitudes habitées que sont les monastères. Mais ce sont tout autant des termes de théâtre que de photographie ; profondeur de champ. Ainsi ces plans successifs qui captent la lumière et indiquent le lointain dans lequel se montrent les chemins, les espaces de vie domestiques, les humbles demeures de pierre.

Celui qui montre est celui qui voit et fait voir : Le photographe saisit le moment où basculent les ombres. Regardons où il met sa ligne d’horizon dans l’image, jamais au centre ou rarement, toujours en position de faire basculer les masses qu’il tient en équilibre de son regard de sculpteur. Sculpteur du noir et blanc car tout ici est noir ou en déclinaison du noir : les nuages, la neige même comme un pelage gris, seuls des points blancs éclairés par un rayon de soleil nous donnent l’idée des lointains, une maison, une cabane, un abri pour l’homme.

Le poids des nuages sur l’horizon des cimes d’où surgit la lumière est la mesure de l’ombre, non de ce qui l’effacera dans le jour qui se lève et qui déjà l’arrache à la nuit avec ce qui reste de l’humide en suspension dans l’air comme d’un linge mis à sécher sous les vents. Ce sont des choses qu’on ne voit pas mais qu’on pressent et qu’on vérifie de photo en photo, à quelques ruisseaux à peine ruisselants, à quelques flaques luisantes restées sur la route pour piéger le ciel dans leur surface de miroirs.

Parfois on tombe sur une auge de pierre où chevaux et caprins viendront boire, posée là au milieu de nulle part ; trace de vie et de rencontre comme ces puits dans le désert dont parle la bible. La montagne de Zigor est sombre et se donne d’autant mieux à voir que la lumière y est parcimonieuse.

Puis la pente nous conduit au rivage où finissent les roches fracassées et c’est une nouvelle rencontre avec les volumes qui intéressent aussi l’œil du sculpteur, là où l’ombre se met à jouer avec l’eau et les nuages. Regardons.

Soudain une roche plissée comme une jupe de bal invite à la danse des vagues qui s’agitent à ses pieds. Plus loin, un rocher isolé comme un navire en rade ou en partance vers le large accroche notre regard – le Basque ne l’oublions pas est aussi un marin indubitable – sur la cime de cette masse une silhouette d’homme arpente l’invisible comme s’il parait à la manœuvre de cet étrange voilier sans mat et sans voile, espérant quelque miracle que notre œil seul peut accomplir et le génie des charpentiers de marine réaliser. La mer donc, l’océan où les roches demeurent en équilibre pendant des siècles et des siècles avant de faire sable ou plage, rochers en équilibre dont Zigor saura reprendre le subtil arrangement qui les tient ensemble alors que selon toute logique gravitationnelle, ils devraient choir dans les eaux. Alors il sera sculpteur. Déjà le photographe annonce le sculpteur.

Là s’arrête le pas du voyageur qui est descendu du haut vers le bas, là s’arrête le voyage.

Là le paysage devient photographie. Le monde inanimé dit bien plus qu’il ne semble, dans cette présence silencieuse des ombres que permet l’acte photographique en noir et blanc, sans doute l’un des arts les plus abstraits qui soient.

Marc Belit – 2023