Jouvence

 

 

 

Savant à sa manière, sagesse et science de la vie mêlées, Zigor a la nature pour atelier. Ce qu’il cherche dans la forme, c’est l’accomplissement de la matière dans son volume idéal, l’eurêka vital dont l’univers témoigne. Les lois à l’œuvre sont celles où les planètes rencontrent l’émotion et s’ajustent à ses nuances.

 

Le sorcier, le chamane, a ce rapport au savoir des secrets qui ont fait de la vie un monde. La sculpture garde à la fois le silence et délivre une parole aussi ancienne que tout ce qui est. Peut-être même la formule du toujours.

 

Quelle langue parlent ces sculptures sinon celle de l’inflammable désir qui prend la réalité pour ses rêves ? Ce désir qui ne fait pas de manières et n’a rien à se faire pardonner tant il s’attise de ce qu’il attise. Alors apparaissent quelques puissants accouplements où les espaces, le « jeu » entre les partenaires assurent leur respiration.

 

Sur cette échelle du vrai, ne peut se trouver que la beauté. Elle se révèle, moins cherchée qu’accueillie, lorsque la forme et le fond sont mis d’accord par l’opération de l’outil, du feu, ou de la patience choisie.

 

Le plus difficile pour une conscience occidentale empreinte de rationalisme, ou bien gavée des commentaires de substitution, est de participer à l’œuvre hallucinogène. En raison de ses mouvements, de ses tensions propulsées, elle n’offre que peu de prise aux discours qui situent son objet sur le marché des spéculations, faute de sensation. Zigor fait œuvre hallucinogène.

 

Le fait de ressentir implique une cérémonie précise. Les reflets de la patine, les couleurs, les textures, les formes fortes, vives, d’une souplesse fixe, sont les quatre éléments invoqués par la main, cette créature de l’esprit, étoile de chair. Ils en appellent, en retour, à la caresse.

La sensation saisissante, embrassée du regard, enlace le toucher, cite le silence d’avant l’humain, qu’observe la vie jusque dans la musique la plus rigoureuse. Le bois, l’acier, le bronze, le trait ne sont pas malmenés mais mis sur écoute. Ce sont eux qui nous tordent de l’intérieur. Et, à bien y voir, on se sent exprimer l’essence de la passion dont on peut vivre debout.

 

Aucune idéologie, mais la beauté est un parti pris. Une sauvagerie certaine se manifeste, le bois, l’acier, le bronze, c’est toujours un âge d’or où l’harmonie est possible parce que la justice n’y est pas un mot à géométrie variable.

 

C’est une trajectoire à la tangente des modes où la répétition de l’image de marque est la condition sine qua non pour paraître. La multiplication du signe est le langage publicitaire d’une mystification : prétendre par l’exercice du logo, conceptuel ou pas, fournir une analyse d’un temps dont on est le symptôme. Zigor ne joue pas ce jeu. Son temps n’est pas celui que l’actualité châtre. Les repères sont d’ordre mythiques, poétiques.

 

La sculpture est l’occasion d’une expérience totale des perspectives. En ce sens, c’est aussi celle de l’omniscience. Cette variété à l’infini des points de vue est autant de prises sur l’objet du désir, ou de la réflexion, si ces deux entités sont à opposer. Les faces cachées sont celles qu’on ne sait pas vouloir voir. L’étrange tour de force du visionnaire à l’ouvrage est de parfaire une vision contagieuse : toute personne qui regarde doit être mise, par la création vue, dans l’état de voir comme un voyant. Ici, l’idée d’initiation n’est pas de trop.

 

Tout être pensant est expert en espace-temps. Il vit des trois dimensions qui dialoguent jusqu’au terrain d’entente du poème : la mise en correspondance par le symbole écrit, dessiné, sculpté, photographié, joué, d’un certain sens de l’absolu. Il y a aussi un cadre à toute sculpture, c’est l’horizon. Il faut l’imaginer cercler la comète exposée, comme la bague la pierre précieuse.

 

Le temps est un grand sculpteur. Il donne à l’histoire le relief de la durée. L’érosion aussi, laisse sa trace, l’empreinte digitale du présent, l’indice de son passage. Indice mouvant que l’on peut relever dans l’enquête menée au sujet de notre situation. Zigor est un phénomène climatique à lui seul. Il décide aussi d’inscrire dans l’espace, le témoignage de sa singularité : une sorte d’encoche dans l’écorce des choses.

Le feu est le fils du bois, ou son frère. Mais du feu naît toute chose dont le bois naît. La flamme est un arbre de lumière qui pousse dans la nuit levée. L’acier, lui, coule d’une pierre profonde, de là où la terre est la plus étoile possible. Le dessin est écrit sur l’eau dont Keats voulait inscrire son nom.

 

Fidélité à une géographie. Ce n’est pas un retour aux sources, mais l’invention du pays dont on se fait le fils imaginaire. Les parages d’où chanter le monde entier, par delà les frontières relatives. Où revient donc « l’enfant prodigue » ? Pas à l’origine, car l’origine est une énigme à laquelle il faut répondre par des questions. C’est un départ vers l’infini natal. Quand tous les soleils ne font qu’un.

 

Il entrait dans la ténacité de Zigor de créer aujourd’hui ce qu’il a su et sait défendre, par ailleurs et autrement : un espace de liberté, celui qu’inventent ses sculptures, ses mots et ses images. Un statuaire sans âge nous vient comme du futur.

 

La beauté sans bon ni mauvais goût est la plus difficile à atteindre. Il s’agit de suivre en soi le chemin qu’est l’enfance, la dimension de l’opéra intime. Elle exige des mains viriles l’intuition qu’on dit féminine pour tout ce qui relève de l’informulé. Ici, il n’y a rien à décoder, mais on peut songer à ce qui est éprouvé, à la sensualité majeure des forces en présence. Les reflets musculeux de la matière accélèrent le corps-à-corps si souvent suggéré. Certes, face à chaque figure qu’un ciel semble habiter en secret, viennent aussi à l’esprit la stèle qui sacre l’avenir de ce qui fut, la graine monumentale et son cosmos en voyage, et souvent – lit, méandres, bras et trous aidant – l’eau, la vie principale, antédiluvienne et toujours neuve. Jouvence.

 

Mathieu Terence