LA NATURE DE ZIGOR

 

Le souvenir est une trahison envers la Nature,

Parce que la Nature d’hier n’est pas la Nature.

Ce qui fut n’est rien, et se souvenir c’est ne pas voir.

 

Passe, oiseau, passe, et apprends-moi à passer !

Alberto Caeiro, Le Gardeur de troupeaux (Fernando Pessoa)

 

 

De Zigor il faut aimer les contradictions, ou plutôt l’honnête contradiction consistant à désirer la durée –celle, millénaire, du bronze– et de la snober superbement en créant chaque jour de sa vie, en renouvelant sans cesse l’acte de création. Faire d’un modeste dessin griffonné sur un carnet l’égal du monumental et néanmoins aérien « Txori » accouché dans la fonderie par des mains ouvrières, voilà l’homme. Son voisin, le voyant recevoir des livraisons de troncs, le prend depuis des années pour un menuisier, il s’en amuse et ne cherche aucunement à corriger la méprise. Nulle solution de continuité entre le mineur et le majeur dans son œuvre, car la vanité en est simplement absente. Il préfère le petit format préparatoire du bronze à son hypertrophié avatar final. Le premier peut être saisi et porté comme un enfant, il s’offre à la méditation dans l’intimité du soi. Le second, trop grand, n’est pas préhensible et sa vue se partage avec la foule.

L’art n’est pour Zigor qu’une façon de vivre le moment. Chaque moment. Et le moment sans art reste un moment d’art… pour qui sait le sonder. Car la vie est un art, l’art de vivre, l’art de trouver sa place dans le monde, selon Oteiza.

Honnête à en devenir suspect, Zigor se désolidarise poliment des mythes entourant la création et dément, pour ce qui le concerne, toute idée d’inspiration. La seule source de la création est le mouvement créatif lui-même. Un mouvement initial en entraîne un autre, lequel en entraîne un troisième… et la création s’autoalimente, provoquant au passage l’essentiel : les émotions de l’artiste, tantôt positives, tantôt négatives. Car l’art est fait pour être vécu, qu’on le crée ou qu’on le contemple, ce qui revient finalement au même.

La Nature est à la fois objet et langage de son art. La Nature, c’est ce qui est. Et l’art de Zigor ne l’imite pas, ne s’en inspire pas. Son art aspire à devenir un élément de cette Nature, un pur moment d’être. Significativement, il ne parle jamais de bois, mais d’arbre. Il ne sculpte pas le bois mais violente l’arbre mort –ce qui ne va pas sans douleur– pour en extraire une vie nouvelle. Après l’avoir couché à l’horizontale dans son atelier il s’attaque à l’arbre à la tronçonneuse, puis l’achève amoureusement à la gouge, avant de l’embaumer par la double opération du polissage et du cirage. Entre-temps, par la grâce du processus, une nouvelle vie est née. Il a créé de l’étant. La Nature a été recréée.

Mais tout n’est pas arbre, chez Zigor. Il fait feu de tout bois, si l’on ose dire. La pierre l’attire, ses carnets de dessin –auto-thérapie permanente de son propre aveu, qu’il prescrirait à tout le monde– l’accompagnent à chaque instant de sa vie, il pourrait vivre de son seul don pour la photographie… Autodidacte pur, libre de toute entrave écolière, son art échappe aux étiquettes. Il ne cherche pas la protection d’une chapelle mais n’adopte pas pour autant une attitude excessive en la matière. Pas de posture chez lui. Il accepte de bon cœur les maladroites et borgnes appellations en isme élaborées par les critiques d’art pour qualifier son œuvre, comme on accepterait un cadeau mal choisi mais sincère. De toute façon, semble-t-il se dire, philosophe, puisque les gens ont besoin d’une légende sous l’image…

Et précisément, si son art possède un fil conducteur, par-delà le support ou la matière, c’est la figure. Des figures, oui. Que des figures. Mais pas d’allégorie, nulle métaphore, aucun symbole, ni même de transcendance identifiable. Tout au plus de la narration. Son art peut se raconter. Lui-même se prête au jeu, parfois, et tisse, volubile et charmeur, pour le ravissement de ses auditeurs, des histoires paraissant expliquer telle sculpture, tel dessin. Mais la narration n’est pas une obligation pour apprécier son art. Tout au plus une option. Parfaitement superfétatoire. Elle sert éventuellement à consoler ou à réconforter ceux qui ne sont pas encore en mesure de s’accommoder de l’absence du Signe, ceux qui n’ont pas appris –mais est-ce que cela s’apprend ?– à entrer en contemplation, ceux qui ne savent pas être ou ne savent être en présence du seul étant, la Nature, dont nous sommes pourtant.

Interrogé à propos de son identité de Basque, Zigor explique qu’elle est difficilement objectivable. Qu’est-ce qui est basque ? On ne le sait pas. Toutes les définitions extérieures –ethnographiques, linguistiques, historiques, politiques– échouent à en saisir la vérité. En revanche, celui qui l’est le sait, et est à même de reconnaître instinctivement ceux qui le sont vraiment, nous dit-il, mystique goguenard. Là encore, pas de signe auquel s’accrocher. Juste le vide oteizien –Oteiza encore– dans lequel l’âme –basque en l’occurrence, mais après tout quelle importance ?– trouve son habitat.

La surface de la vérité –que ce soit en art ou dans ce qui touche à l’identité intime de l’artiste– est lisse, douce, n’offre aucune prise. C’est peut-être la raison pour laquelle Zigor ne peut s’empêcher de rendre ses sculptures douces. Pour que les mal-aimants de l’art voient leurs doigts glisser sur elles et tombent dans l’abîme. Ses sculptures sont offertes au toucher plus qu’à la vue. On pourrait dormir avec, dit-t-il. La vérité appartient à ceux qui savent en toucher la surface, la caresser, la sentir. En toute honnêteté bien sûr, sans en attendre du… sens.

 

Ur Apalategi